L'Oeil  (12/1991)

Adolphe Monticelli

A l'occasion de la partition aux éditions Skira de l'ouvrage de Mario Garibaldi consacré à Adolphe Monticelli, Pierre Cabanne commente cette étude et les recherches de l'auteur.

Comment, après avoir été l'élève du sirupeux Delaroche, peintre d'histoire d'immense réputation vers 1845-1850, et subi l'influence d'Isabey et de Roqueplan, qui ne valaient guère mieux, mais aussi de Diaz, de meilleure veine, coloriste aux effets lumineux chatoyants, Adolphe Monticelli, Provençal solitaire et hypersensible, «sauvage» comme on dit dans le Midi, est-il parvenu — le choc de Delacroix y fut pour quelque chose — ce visionnaire singulier aux riches empâtements d'or, d'opale et de feu? Son étonnant destin, au long et hésitant prélude, est conté dans un ouvrage superbement illustré et, enfin!, sérieusement documenté (car Monticelli fut l'objet de maintes légendes), notamment d'inédits, de Charles et Mario Garibaldi. Ce dernier, relayant son père, grand connaisseur et expert en Monticelli, pour concrétiser leur double passion.

Il n'est qu'à regarder les premières illustrations pour suivre l'évolution du peintre. En 1853-1854 —il a 30 ans — son Festival floral est conventionnel et mou; le Jardin des amours, 1857-1858, du Musée de Lyon, est un de ces «étincelants pastiches de Diaz» remarqué par un critique. Dans la Scène champêtre, vers 1858, du Musée Grobet-Labadié de Marseille, Monticelli substitue aux chatoiements une touche plus franche, et suggère par la couleur cette atmosphère irréelle qui, dans les Comédiens ambulants et le Retour de la chasse, de 1861, reflète son goût romantico-symboliste pour le mystère et la rêverie. Ainsi se forment les prémices d'un langage.

Admirateur du XVIIIe, le Provençal, déraciné à Paris qu'il décrit néanmoins dans une admirable lettre à son ami Chave en des termes au lyrisme ébloui et ému, est fasciné par les fastes du Second Empire, ces nouvelles «fêtes galantes» d'une société frivole qui se berçait d'illusions au bord du volcan. Ce Watteau de second rayon se découvre deux admirateurs, deux poètes, Verlaine, qui lui achète une toile (non identifiée) et. séjournant à Londres, écrit bizarrement qu'il met Monticelli «à mille piques au-dessus de Turner, et le Parnassien Léon Dierx, qui réunira une petite collection. L'Arrivée du cavalier, de 1868, idéalisation en une éblouissante magie de couleurs d'une scène banale, est contemporaine de plusieurs paysages «barbizoniens» drus et profonds, mais surtout de fort beaux portraits; celui de Madame Kahn est, à une époque où ce genre cultivait un académisme vulgaire, superbe de liberté par la touche subtilement empâtée dans les tons clairs du visage et des mains contrastant avec l'ample robe noire. Sur un fond de nuit brune et de flamme.

Le vrai, le grand Monticelli va naitre; la guerre et la Commune le renvoient à Marseille, la fête est finie, les illusions mortes, plus de «fêtes galantes» que ses compatriotes n'apprécieraient guère d'ailleurs. Adolphe arpente la Provence, peint des paysages où, sur les rousseurs d'automne et la neige à Saint-Paul-lès Durance se glissent de fines et caressantes clartés tour à tour chaudes et froides. Les portraits, souvent de commande, sont austères comme il sied à des personnes de la «société»; mais vire Monticelli revient à ses rêveries qui ne sont plus galantes, mais de théâtre. Passionné de technique, fanatique des maîtres anciens — «J'ai passé l'après-midi avec Titien», disait-il à ses interlocuteurs ébahis —, il se sert de petits panneaux de bois sur lesquels il prépare des dessous très informels qu'il empâte progressivement, «montant» valeurs et surtout couleurs en tons purs de vermillons et de pourpres, laques et cobalts, jaunes de chrome, bleus turquoise et verts Véronèse ou céladon. Il ne les mélange pas, il les juxtapose comme des gemmes étincelantes sur des brocarts ou des soies.

Monticelli ne construit pas, mais il n'est jamais évanescent; les couleurs ne révèlent pas les formes, elles les suggèrent par taches colorées mouchetées, étalées à la brosse, écrasées au doigt, ou essuyées au chiffon, qui créent avec une déconcertante originalité de vision ces échappées vers un monde à la fois imaginé et réel dont les effets lumineux ne sont riches que de cette «couleur amoureuse» qu'admirera Van Gogh. Le Provençal est le premier «matié-risre» du baroque moderne, mais chez lui, comme chez Fautrier, matière et lumière ne font qu'un. Les recherches de Maria Garibaldi l'ont amené à préciser les relations de Monticelli avec Cézanne et d'autres artistes; il publie également les étonnantes lettres adressées après ses visites au peintre, en juillet 1880, par Elémir Bourges à sa fiancée pour qui il paie vingt-cinq francs une Soirée d'automne qui lui donne, écrit-il, «des sensations mélées de Watteau et de Baudelaire, le Baudelaire des Soleils couchants». Ses descriptions de l'homme «qui a tout un coin de cerveau dérangé avec les autres ides presque géniales et saines», de son atelier, de ses tableaux — Bourges en achètera deux autres — sont aussi impressionnantes de sensibilité et d'analyse critique que précieuses pour la connaissance du peintre.. cette époque de sa vie où la couleur posée avec une brutale violence le touche et d'éclat (Autoportrait, vers 1380), desempâtements somptueusement maçonnés à
la limite de l'informel, bouleversent au-delà des survivances romantiques le donné extérieur. Et s'enchantent des seules émotions à la recherche d'un renouveau de la vision qui annonce les expressionnistes et les fauves.

Bourges fit connaître la peinture de Monticelli à l'un des personnages les plus surprenants de l'époque, Robert de Montesquiou, l'antithèse exacte par la vie, le caractère, le comportement, mais non par les alchimies poétiques, du peintre qu'il admira au point d'écrire dans la Gazette des Beaux-Arts un article fort élogieux en 1901. Certes, Adolphe était alors mort depuis quinze ans, mais on aurait aimé relire ce texte où Montesquiou décrit les quatre oeuvres en sa possession du «broyeur de fleurs», comme il l'appelait.

Sans doute Proust vit-il ces tableau.', lui qui louera «les deux peintres dont je suis le plus amoureux, Greco et Monticelli»; ce rapprochement ne saurait surprendre, qu'ils soient du ciel ou de la terre, les visionnaires sont frères en leur royaume de fantasmes et de mystère.


Le repas on forêt. Vers 1870. Huile sur toile.
Collection particulière, Paris.

Pour en savoir davantage
Charles et Mario Garibaldi : Monticelli, de Monticelli et l'Italie par Annie-Paul
29.5 x 32.3 cm 216 pages. 178 illustrations Collection Découverte du XIXe siècle.

L'Oeil - Décembre 1991 (Page 74)